Terre des Hommes
" ... Si nous croyons que la
machine abîme l'homme, c'est que, peut-être, nous manquons un peu de recul pour
juger les effets de transformations aussi rapides que celles que nous avons
subies. Que sont les 100 années de l'histoire de la machine en regard des deux
cents milles années de l'histoire de l'homme? C'est à peine si nous nous
installons dans ce paysage de mines et de centrales électriques.
C'est peine si nous commençons d'habiter cette maison nouvelle, que nous
n'avons même pas achevé de bâtir. Tout a changé si vite autour de nous: rapports
humains, conditions de travail, costumes. Notre psychologie elle même a été
bousculée dans ses bases les plus intimes. Les notions de séparation, d'absence,
de distance, de retour. Si les mots sont demeurés les même, ne contiennent plus
les même réalités. Pour saisir le monde d'aujourd'hui, nous usons d'un langage
qui fut établit pour le monde d'hier. Et la vie du passé nous semble mieux
répondre à notre nature, pour la seule raison qu'elle répond mieux à notre
langage."
Saint-Exupéry- Terre des Hommes- Collection Folio- Édition Gallimard - P 51-
année 1939
" -Ah!... C'est les vipères...
Naturellement ces mots m'échappèrent. Ça avait glissé dans mes jambes, ça avait
frôlé mes mollets, et c'étaient des vipères...
Heureusement pour moi j'ai souris. Et sans contrainte: elles l'eussent senti. Je
souris parce que j'étais joyeux, parce que cette maison, décidément, à chaque
minute me plaisait plus, et parce que j'éprouvais le désir d'en savoir plus long
sur les vipères. L'aînée me vint en aide:
- Elles ont leur nid dans un trou, sous la table.
- Vers dix heures du soir elles rentrent, ajouta la soeur. Le jour, elles
chassent.
A mon tour, à la dérobée, je regardais ces jeunes filles.
Leur finesse, leur rire silencieux derrière le paisible visage. Et j'admirais
cette royauté qu'elles exerçaient...
Aujourd'hui, je rêve. Tout cela est bien lointain. Que sont
devenues ces deux fées? Sans doute se sont-elles mariées. Mais alors ont-elles
changé? Il est si grave de passer de l'état de jeune fille à l'état de femme.
Que font-elles dans une maison neuve? Que sont devenues leurs relations avec les
herbes folles et les serpents? Elles étaient mêlées à quelque chose d'universel.
Mais un jour vient où la femme s'éveille dans la jeune fille. On rêve de
décerner enfin un dix neuf. Un dix neuf pèse au fond du coeur. Alors un imbécile
se présente. Pour la première fois des yeux si aiguisés se trompent et
l'éclairent de belles couleurs. L'imbécile, s'il dit des vers, on le croit
poète. On croit qu'il comprend les parquets troués, on croit qu'il aime les
mangoustes. On croit que cette confiance le flatte, d'une vipère qui se dandine,
sous la table, entre ses jambes. On lui donne son coeur qui est un jardin
sauvage, à lui qui n'aime que les parcs soignés. Et l'imbécile emmène la
princesse en esclavage."
Saint-Exupéry- Terre des Hommes- Collection Folio- Édition Gallimard- P74-75.Année
1939
"- Un phare marin!
Nous l'avions vu en même temps ce piège à éclipse!
Quelle folie! Où était-il ce phare fantôme, cette invention de la nuit? Car
c'est à la seconde même où Prévot et moi nous nous penchions pour le retrouver,
à trois cent mètres sous nos ailes, que brusquement...
- Ah!
Je crois bien n'avoir rien dit d'autre. Je crois bien
n'avoir rien ressenti d'autre qu'un formidable craquement qui ébranla notre
monde sur ses bases. A 270 km/h nous avons emboutis le sol.
Je crois bien ne rien avoir attendu d'autre, pour le
centième de seconde qui suivait, que la grande étoile resplendissante où nous
devions, dans la seconde même, nous évanouir. Mais il n'y eut point d'étoile
pourpre. Il y eut une sorte de tremblement de terre qui ravagea notre cabine,
arrachant les fenêtres, expédiant des tôles à 100m, remplissant jusqu'à nos
entrailles de son grandement. L'avion vibrait comme un couteau planté de loin
dans le bois dur. Et nous étions brassés par cette colère, 1 seconde, 2
secondes... L'avion tremblait toujours et j'attendais avec une impatience
monstrueuse, que ses provisions d'énergie le fissent éclater comme une
grenade. Mais les secousses souterraines se prolongeaient sans aboutir à
l'éruption définitive. Et je ne comprenais rien à cet invisible travail. Je ne
comprenais ni ce tremblement, ni cette colère, ni ce délai interminable... 5
secondes, 6 secondes... Et, brusquement, nous éprouvâmes une sensation de
rotation, un choc qui projeta encore par la fenêtre nos cigarettes, pulvérisant
l'aile droite, puis rien. Rien qu'une immobilité glacée...
Saint-Exupéry-Terre des Hommes- Collection Folio- Édition Gallimard- P121-122.Année
1939
"... Adieu, vous que
j'aimais. Ce n'est point ma faute si le corps humain ne peut résister 3 jours
sans boire. Je ne me croyais pas prisonnier ainsi des fontaines. Je ne
soupçonnais pas une aussi courte autonomie. On croit que l'homme peut s'en aller
droit devant soi. On croit que l'homme est libre... On ne voit pas
la corde qui le rattache aux puits, qui le rattache, comme un cordon ombilical,
au ventre de la terre. S'il fait un pas de plus, il meurt."
Saint-Exupéry-Terre des Hommes- Collection Folio- Édition Gallimard- P150-151.Année
1939
"... Mais je revoyais
surtout mes gazelles. J'ai élevé des gazelles, à Juby. Nous avons tous, là-bas,
élevé des gazelles. Nous les enfermions dans une maison de treillage, en plein
air, car il faut aux gazelles l'eau courante des vents, et rien, autant
qu'elles, n'est fragile. Capturées jeunes, elles vivent cependant et broutent
dans votre main. Elles se laissent caresser, et plongent leur museau humide dans
le creux de la paume. Et on les croit apprivoisées. On croit les avoir abritées
du chagrin inconnu qui éteint sans bruit les gazelles et leur fait la mort la
plus tendre... Mais vient le jour où vous les retrouvez, pesant de leurs petites
cornes, contre l'enclos, dans la direction du désert. Elles sont aimantées.
Elles ne savent pas qu'elles vous fuient. Le lait que vous leur apportez, elles
viennent le boire. Elles se laissent encore caresser, elles enfoncent plus
tendrement encore leur museau dans votre paume... Mais à peine les lâchez vous,
vous découvrez qu'après un semblant de galop heureux, elles sont ramenées contre
le treillage. Et si vous n'intervenez plus, elles demeurent là, n'essayant même
pas de lutter contre la barrière, mais pesant simplement contre elle, la
nuque basse, de leurs petites cornes, jusqu'à mourir. Est-ce la saison des
amours, ou le simple besoin d'un grand galop à perdre haleine? Elles l'ignorent.
Leurs yeux ne s'étaient pas ouverts encore, quand on vous les a capturées. Elles
ignorent tout de la liberté dans les sables comme de l'odeur du male. Mais vous
êtes bien plus intelligents qu'elles. Ce qu'elles cherchent vous le savez, c'est
l'étendue qui les accomplira. Elles veulent devenir gazelles et danser leur
danse. A 130 km/h, elles veulent connaître la fuite rectiligne, coupée de
brusques jaillissements, comme si, ça et là, des flammes s'échappaient du sable.
Peu importe les chacals, si la vérité des gazelles est de goûter la peur, qui
les contraint seule à se surpasser et tire d'elles les plus hautes voltiges!
Qu'importe le lion si la vérité des gazelles est d'être ouvertes d'un coup de
griffe dans le soleil! Vous les regardez et vous songez: les voilà prises de
nostalgie, c'est le désir, mais il n'est point de mots pour le dire! Et à nous,
que nous manque-t-il?"
Saint-Exupéry- Terre des Hommes- Collection Folio- Édition Gallimard- P169-170.Année
1939
"... Liés à nos frères
par un but commun et qui se situe en dehors de nous, alors seulement nous
respirons et l'expérience nous montre qu'aimer ce n'est point nous regarder l'un
l'autre mais regarder ensemble dans la même direction..."
Saint-Exupéry- Terre des Hommes- Collection Folio- Édition Gallimard- P171-172.Année
1939
"... La vérité, ce n'est
point ce qui se démontre, c'est ce qui simplifie."
Saint-Exupéry- Terre des Hommes- Collection Folio- Édition Gallimard- P150-151.Année
1939 |