L'écrivain
"... La
confrontation eut lieu sur un terrain de football. Le match promettait : ENCR
(école nationale des cadets de la Révolution) Bechar contre ENCR Tlemcen, une
première. Dès le coups d'envois, après quelques bousculades, nos adversaires se
mirent à hurler:"Gordo! Gordo!" (en arabe, "casse-le", "tape-lui dans le tibia".
Aussitôt, la partie se transforma en bataille rangée. On se ratatina d'abord les
tibias et les chevilles, ensuite on en vint aux insultes puis aux mains. Il
fallut l'intervention personnelle du lieutenant Midas pour calmer les esprits.
Les deux équipes furent rassemblées dans une cour, les mains derrière le dos,
certains les yeux pochés, d'autres les narines ensanglantées. On chercha le
responsable.
Ceux de Tlemcen montrèrent ceux de Bechar:
- Ce sont eux qui ont opté pour la casse, ils criaient gordo! gordo!...
Ce fut
alors qu'un gamin sortit des rangs en boitillant. Il considéra tour à tour les
moniteurs, le lieutenant Midas et notre équipe, déglutit et déclara, penaud:
"Gordo, c'est moi. On m'appelle ainsi. C'est mon nom de famille."
Ce
malentendu resta l'une des plus émouvantes et des plus attendrissantes anecdotes
dans les annales des écoles de cadets..."
L'écrivain. Yasmina KHEDRA. ROMAN Julliar. 2001 pages 93- 94
"... Sont texte
s'intitulait Le Manuscrit; il disait :
-Je suis désolé.
Que c'est affligeant de dire haut ce que l'on ne pense même pas... Du bout des
doigts, il repousse mon manuscrit comme on repousse une offre. Inutile de faire
appel: La fatalité bénéficie toujours d'un non-lieu.
- Nous ne pouvons accepter votre texte,
ajoute-t-il.
"Nous" se veut l'expression de la majorité, il s'autoproclame porte-parole du
Pouvoir. Quand bien même l'ennemi n'a pas fauté, la guerre est déclarée. La
paix, dans la pègre des intellectuels, est une lettre piégée.
Mon manuscrit ressemble à mon chagrin.
- Le comité de lecture, à l'unanimité, n'a
pas jugé nécessaire de le retenir.
- Ils sont combien au comité?
- N'insistez pas, monsieur.
Le sage connaît ses limites. La liberté ne veut rien dire quand on ne
sait pas l'enchaîner.
- Et vous, l'avez-vous lu?
Je l'ai indisposé.
On ne demande pas au boucher ce que pensent de nous les veaux avant de
mourir. L'abattoir n'a pas la faculté de se posez des questions.
- Nous avons un comité qui se charge de
cette tâche.
- Des amis trouvent que c'est un bon roman.
- Les amis disent toujours ça. C'est pour
cette raison qu'ils restent nos amis.
Ses doigts se retirent. Mission accomplie. Le crime revendiqué ne
minimisant pas le malheur, j'ai tout le temps d'évaluer les dégats.
- C'est un manuscrit. Il a droit à des
égards, protesté-je.
- C'est une rame de papiers
dactylographiés.
- Comment osez-vous? Vous ne l'avez pas lu.
- Le rapport de lecture suffit.
Je me lève. Non comme une indignation, ou une objection. Je me lève, un
point c'est tout. Mais le contentieux demeure. Je ramasse mon manuscrit. Ses
feuilles mortes installent l'automne dans mon esprit.
J'entends "nous" dire:
- Ne jouez pas avec le feu.
Je ne me retourne pas. On ne se retourne pas lorsqu'on va à
l'enterrement. Même si la dépouille est un manuscrit. Le sérieux du deuil repose
sur une tête qui prie.
Dehors, le jour n'arrive pas à se défaire de la nuit. Tout est menacé
quand un simple rapport suffit. Je remonte les chemins qui mènent hors de la
ville. Il y a dans la compagne une clairière inconnue. C'est mon fief de poète,
mon verger d'exclu; ce matin-là, elle se veut mon cimetière de famille. J'y
enterre ma muse que la censure tue.
Ci-gît
Qui dit.
Je regarde Alger à
mes pieds. Chaque plainte avortée me confie son dépit; chaque silhouette qui
fuit me décline son identité. Je suis visionnaire, je sais regarder. Mon peuple
bafoué est mon livre de chevet. Son mutisme de soumis fait de mon murmure un
cri.
Je suis poète, l'audace est mon alliée. Job serait jaloux de ma
longanimité. Un peu comme la vague s'acharnant sur le récif, l'astuce de ma
stratégie réside dans mon repli: je reviendrai bientôt vous rappel et qui je
suis. Un jour ma clairière se muera en maquis; mes mo(r)ts fuseront de leurs
tombes- chrysalides; et fort de mon armée de vers de proscrits, vous m'entendez
conquérir les toits et chanter à tue-tête les splendeurs de mon génie."
L'écrivain. Yasmina KHEDRA. P180-182. Édition Julliard 2001 |